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05.12.2022, Coopération internationale
Les rapports de force inégaux restent un problème majeur dans la coopération au développement. Des changements sont en cours dans les milieux où l’on réfléchit sérieusement à la décolonisation.
La coopération au développement a beaucoup évolué au cours des 30 dernières années. Malgré divers progrès, une conception de la coopération au développement fortement marquée par la colonisation subsiste dans de nombreux esprits : d'un côté, les personnes à la peau généralement foncée, en situation de pauvreté et qui ne parviennent apparemment pas à s'en sortir toutes seules ; de l'autre, les coopérant-e-s, en majorité blancs et altruistes, qui utilisent au mieux leurs connaissances et leur savoir-faire pour aider les pauvres.
Corriger cette image (que nous avons de nous-mêmes) et déplacer le pouvoir de définition et de décision en matière de développement du Nord vers le Sud est au cœur du débat sur la décolonisation de la coopération au développement (decolonizing aid), un débat qui a gagné en visibilité ces dernières années. Lancé par des organisations humanitaires actives dans le Sud, il est aujourd'hui mené à large échelle dans les milieux scientifique et a depuis longtemps fait son entrée dans les activités de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) internationales.
Le présent article met en avant trois aspects centraux pour une nouvelle compréhension décolonisée de la coopération au développement : l’enracinement historique et politique de la coopération au développement, la révision de l'image qu’elle véhicule et le développement continu de cette coopération.
C’est en 1949, dans un discours à la nation, que le président américain Truman a parlé pour la première fois de la nécessité pour les nations riches et « développées » de mettre à profit leurs avancées pour aider les pays plus pauvres et « sous-développés » à progresser. Les pays pauvres étaient censés créer les conditions politiques et économiques nécessaires pour se rapprocher du niveau de vie des nations plus prospères avec l’aide de celles-ci. Alors que Truman souhaitait avant tout mettre un terme à la montée du communisme dans les pays pauvres, le concept a également été repris par les puissances coloniales européennes. L'influence européenne a ainsi pu être préservée dans les États devenus indépendants et un voile d’assistance altruiste jeté sur les horreurs de l'époque coloniale.
Les conditions générales de la politique de développement propagées par l'Occident ont également été conçues dès le début pour préserver l'influence politique et permettre aux entreprises et aux gouvernements occidentaux d'accéder aux matières premières et aux ressources indispensables des pays pauvres. L’aide au développement était souvent liée à des conditions qui garantissaient aux entreprises occidentales des débouchés dans les pays pauvres ; le terme d'aide liée (tied aid) s’est établi pour désigner cet appui.
Dans la politique économique mondiale, les institutions financières internationales dominées par l'Occident (Banque mondiale et FMI) ont également joué un rôle clé dès les années 60. Après que de nombreux gouvernements nouvellement indépendants se sont massivement endettés auprès de la Banque mondiale et du FMI dans les années 60 et 70 pour construire de vastes projets d'infrastructure (souvent orientés vers l'exportation), de nouveaux crédits ont été liés, dans les années 80, à des conditions strictes d'ouverture des marchés et de libéralisation du commerce. Alors que ces prétendus programmes d'ajustement structurel (PAS) faisaient progresser la libéralisation économique planétaire, la pauvreté et la faim ont bondi dans la plupart des pays « structurellement ajustés » au cours de cette période. Parallèlement, de nombreuses ONG ont vu le jour et pris en charge de nouvelles tâches des États affaiblis par les PAS, par exemple dans les domaines de l'éducation, de la santé ou de l'approvisionnement en eau.
Ce n'est que dans les années 90 qu'une première phase d’auto-analyse s’est opérée suite aux protestations massives de la société civile contre la politique de la Banque mondiale et du FMI et dans le sillage des critiques internes et externes plus nourries à l'encontre de « l'agenda imposé par le haut » (top-down) de la soi-disant aide au développement et de la réduction manquée de la pauvreté. Des thèmes comme les droits de l'homme, la gouvernance et l'analyse politique du contexte ont été davantage mis en vedette tandis que la réduction mesurable de la pauvreté trouvait désormais sa place au cœur des préoccupations. Mais la coordination entre les pays donateurs et la collaboration avec divers acteurs du Sud (des gouvernements aux organisations de la société civile) ont également gagné en importance. Ainsi, officiellement du moins, on ne parle plus d'aide au développement, mais de coopération au développement.
Même si le principe de l'aide liée est aujourd'hui mal vu dans la coopération au développement, même si l'on porte davantage d’attention aux droits de l'homme et à l'État de droit dans la coopération avec les nations, et même si le principe de la « coopération » a gagné en visibilité, l'image colonialiste des sauveurs blancs (white saviours) persiste ; tout comme la conviction que le développement est quelque chose de linéaire et que nous, pays industrialisés occidentaux, avons atteint l'état idéal de développement grâce au travail, à l'intelligence et à l'innovation. Oubliés l’esclavage, l'impérialisme et le colonialisme, de même que les relations commerciales et économiques mondiales iniques qui perdurent encore aujourd'hui, sans lesquelles la prospérité occidentale n'existerait pas sous sa forme actuelle.
Consciemment ou inconsciemment, la coopération au développement actuelle entérine souvent, par ses activités de communication et de collecte de fonds, une image surannée du développement — marquée par des stéréotypes sur la pauvreté, par des sauveurs blancs et un manque de contextualisation. Dans une lettre ouverte récemment publiée, 93 organisations ukrainiennes et une centaine de personnes parlent un langage clair et demandent aux organisations internationales et aux ONG de cesser de parler en leur nom et d’orienter les récits de manière à promouvoir leurs propres intérêts institutionnels. Le langage utilisé dans la coopération au développement peut également consolider ces images — le renforcement des capacités (capacity building) souvent évoqué implique ainsi un manque de connaissances et de capacités des personnes et des organisations locales. Les ONG réunies sous l’égide d'Alliance Sud ont reconnu ce problème et lancé ensemble un manifeste pour une communication responsable dans la coopération internationale.
Outre la révision urgente des images et des récits véhiculés par la coopération au développement, les modalités de la collaboration entre les donateurs occidentaux et les bénéficiaires locaux sont également critiquées dans le débat actuel sur la décolonisation. Abattant un travail prépondérant dans de nombreux domaines — de la protection des droits de l'homme à la lutte contre la corruption, la protection de l'environnement et la lutte contre la pauvreté —, les organisations de la société civile du Sud se sentent marginalisées dans la coopération au développement actuelle. Elles déplorent que la prise de décision intervienne en grande partie en Occident et regrettent souvent leur rôle de simples partenaires de mise en œuvre des projets définis en Occident, qu'on ne leur fasse pas confiance et que leurs connaissances locales soient à peine valorisées.
Le développement international reste effectivement dominé par des « experts » occidentaux ; on constate par ailleurs de profondes disparités non seulement dans les salaires des expatriés et des collaborateurs locaux, mais aussi dans leurs compétences décisionnelles et opérationnelles. Une étude de l’OCDE publiée en 2019 montre en outre que seul 1% environ de tous les fonds de développement bilatéraux a été versé directement à des organisations locales dans les pays en développement. Cette même étude souligne aussi que les organisations de la société civile sont utilisées de manière préférentielle comme partenaires de mise en œuvre des projets et des priorités des pays donateurs et ne sont que rarement considérées comme des acteurs de développement à part entière. Des procédures et des directives bureaucratiques compliquées rendent l'accès au financement très difficile, surtout pour les petites organisations locales.
Le débat sur la décolonisation de l’aide (decolonizing aid) est crucial, car il montre que la coopération au développement n'est pas exempte de schémas de pensée et de comportement coloniaux dépassés. Mais il faut aussi se garder de toute généralisation dans ce débat. L'histoire de la Banque mondiale et du FMI diffère de celle de l'ONU, de la coopération au développement bilatérale ou des ONG. Et même si la coopération au développement dans son ensemble est encore loin d'une coopération d'égal à égal complètement décolonisée, beaucoup de choses ont changé en bien ces dernières années. Les droits de l'homme et la démocratisation sont devenus plus centraux, la localisation et la décolonisation de la coopération au développement sont aujourd'hui sérieusement discutées et encouragées à divers niveaux. Plusieurs ONG engagent par exemple essentiellement des collaborateurs locaux dans leurs bureaux à l'étranger ou travaillent exclusivement avec des organisations locales, selon le principe « direction locale et connexion mondiale » (locally led and globally connected). En outre, le travail de diverses organisations internationales et ONG est devenu plus politique : les injustices mondiales sont dénoncées et combattues en collaboration avec les ONG du Sud.
Il est aussi essentiel de toujours replacer la coopération au développement dans un contexte global : alors que divers domaines politiques continuent de contribuer efficacement au transfert de ressources et de valeur ajoutée du Sud vers le Nord et à la réexportation de déchets non désirés vers le Sud, la coopération au développement est l'un des rares secteurs politiques dans lesquels les fonds circulent du Nord vers le Sud sans intérêt propre (de façon différenciée selon les pays et les institutions) et où l’on aborde les problèmes mondiaux en commun.
Pour l'avenir de la coopération au développement, il est capital de passer de la parole aux actes, de briser les schémas existants de financement, de création de connaissances et de coopération, de partager le pouvoir de décision et de mettre en place des modèles de pensée et d'action non occidentaux : ce n'est qu’ainsi qu'une véritable coopération d'égal à égal sera possible. Un nouveau récit clair doit de plus s’établir — loin de « l'aide » vers la responsabilité et la réparation, loin des pays « développés » et « à développer », des « coopérants » et des « bénéficiaires » vers des processus mondiaux communs d'apprentissage et de développement sur la voie de la durabilité et de la justice planétaires.
Bon nombre des problèmes actuels des pays pauvres trouvent leur origine dans le Nord mondial : l'exploitation non durable des matières premières en violation des droits de l'homme, l'évasion fiscale, les flux financiers illégitimes et illégaux ou l'aggravation de la catastrophe climatique n'en sont que quelques exemples. Pour s'attaquer à ces problèmes à la racine, la mise en réseau transfrontalière et la coopération d'égal à égal sont plus que jamais nécessaires.
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