Article

Se serrer la ceinture, par passion

09.03.2023, Finances et fiscalité

Durant la pandémie, le frein à l'endettement a été déclaré sanctuaire national. Il était vu comme une condition de viabilité financière pour que la Suisse parvienne à surmonter la crise avec succès. Mais est-ce bien le cas ?

Dominik Gross
Dominik Gross

Expert en politique fiscale et financière

Se serrer la ceinture, par passion

La conseillère féderale Karin Keller-Sutter.
© Raffael Waldner/13Photo

Lors d’une conférence de presse au cours de laquelle elle a présenté les comptes de la Confédération pour 2022 et évalué la situation budgétaire pour les prochaines années, la nouvelle ministre suisse des finances Karin Keller-Sutter a déclaré voilà quelques semaines que les finances fédérales étaient à la peine. L'an dernier, le découvert a été de 4,3 milliards de francs et des déficits importants sont également attendus ces prochaines années. Le Conseil fédéral veut donc faire des économies. Mais à examiner de près les finances fédérales des 20 dernières années et les règles du frein à l'endettement, on constate que c'est avant tout cet instrument qui est en proie à des difficultés.

Qu'est-ce que le frein à l'endettement ?

Il a été introduit en 2003. Conformément à la loi fédérale sur les finances de la Confédération, il vise à maintenir l'équilibre des recettes et des dépenses fédérales sur une période prolongée et à contrer ainsi un endettement croissant. L'Administration fédérale des finances (AFF) écrit : « La pièce maîtresse du frein à l'endettement est constituée par une règle simple : sur l’ensemble d’un cycle conjoncturel, le montant total des dépenses ne doit pas excéder celui des recettes ». Par cycle conjoncturel, on entend généralement une longue période au cours de laquelle une économie nationale passe par divers stades conjoncturels : essor, haute conjoncture, ralentissement, récession, reprise. On pourrait dès lors penser que l'équilibre des recettes et des dépenses doit s'établir sur un tel cycle. C'est en tout cas ce que semble indiquer la phrase susmentionnée de l'AFF. Cela voudrait dire que les années d'excédents, la Confédération verserait de l’argent dans une tirelire, et les années de déficits, elle retirerait les économies accumulées. Sur l'ensemble d'un cycle conjoncturel, le solde de la tirelire devrait alors être égal à zéro. Mais le frein à l'endettement n'est pas une tirelire. La règle des dépenses et les dispositions concrètes relatives au compte de compensation empêchent que ce soit le cas. Le diable des économies se cache dans les détails.

La règle des dépenses

La règle des dépenses incite la Confédération à réaliser des excédents budgétaires les années de forte croissance économique, lorsque les entreprises engrangent des bénéfices importants, que les salaires et la consommation augmentent et que l'État génère donc davantage de recettes fiscales. Dans les années de faible conjoncture, la Confédération peut en revanche enregistrer des déficits. Selon la règle des dépenses, il ne suffit toutefois pas que les excédents (somme positive des recettes moins les dépenses) et les déficits (somme négative des recettes moins les dépenses) s'équilibrent sur l'ensemble d'un cycle conjoncturel. Dans les années fastes, la règle des dépenses oblige à réaliser des excédents. Cela force la Confédération à faire des économies même les années « de vaches grasses » et limite grandement sa marge de manœuvre financière. Si vous pensez dès lors à l'écureuil qui, en été (années de conjoncture favorable), ne mange pas tous les glands qu'il ramasse afin de les réserver pour l'hiver (années de conjoncture morose), car la nourriture se fait alors rare, vous avez tout compris jusqu'ici. Mais il y a un hic : les excédents des années fastes ne doivent pas être mis dans le garde-manger pour être grignotés les mauvaises années, mais affectés à la réduction de la dette. « L’écureuil fédéral » doit donc, en quelque sorte, jeter les glands accumulés aux « sangliers » (les créanciers de la Confédération). Il se met donc au régime pendant les étés cléments, mais doit quand même souffrir de la faim dans les frimas de l’hiver — même si cela ne lui rapporte rien, comme on le verra plus loin.

Le compte de compensation

Le compte de compensation n'est pas un compte à proprement parler. C'est le carnet du lait de la Confédération, mais pas un porte-monnaie. On ne peut donc pas y déposer d'argent. L'Administration fédérale des finances l'appelle « statistique de contrôle comptable ». Les excédents et les déficits budgétaires y sont notés. Si les dépenses réelles à la clôture des comptes d'une année sont inférieures aux dépenses attendues lors de l'établissement du budget, la différence positive est « comptabilisée » sur le compte de compensation. On inscrit alors dans le carnet du lait combien d'argent excédentaire la Confédération a encaissé et consacré à la réduction de la dette. Si les dépenses sont supérieures à ce que l’on attendait, on l’inscrit dans le carnet du lait, si elles sont moins élevées que prévu, on le fait également. En cas de solde négatif des sommes inscrites, ce déficit doit être compensé les années suivantes (la durée précise est laissée ouverte). En d'autres termes, la Confédération doit dégager des excédents au cours des années qui suivent (via des recettes supplémentaires ou en réduisant les dépenses), qui permettront de remettre le compte de compensation à zéro. La réduction de la dette est alors également suspendue jusqu'à ce que le solde du compte en question soit à nouveau positif.

En 20 ans d'existence du frein à l'endettement, le compte de compensation n'a jamais été dans le rouge. La chance y est pour quelque chose : entre 2003 et 2019, l'économie suisse n'a connu que de bonnes, voire de très bonnes années, à l'exception d'une brève récession durant la crise financière de 2008/2009. Ainsi, le solde du compte de compensation était positif de 27,5 milliards de francs fin 2019. Mais justement, cet argent a déjà été entièrement consacré à la réduction de la dette et la tirelire est restée vide. Suite à la crise du coronavirus, le solde du compte de compensation s'est réduit à 21,9 milliards à fin 2022. Mais ce recul n'a pas de conséquences sur le budget fédéral, le solde étant toujours très élevé. En revanche, la dette de la Confédération en francs et en centimes a fondu au fil des vingt dernières années, passant d'un pic de 128 milliards en 2005 à 88 milliards en 2019. En raison du Covid-19, le niveau réel de la dette a de nouveau augmenté ces trois dernières années, mais il est déjà en train de baisser. Comme l'économie a aussi connu une forte croissance, le taux d'endettement (montant de la dette par rapport au PIB) a également baissé.

Depuis 2005, la dette est partie d'un niveau très bas. Selon le Fonds monétaire international (FMI), il est passé d'un peu plus de 30% à moins de 20% (les chiffres de la Confédération indiquent un endettement net encore inférieur). L’endettement actuel de la Suisse est ridiculement bas en comparaison avec ses voisins européens et d'autres puissances financières (cf. graphique).

Schweizer%20Staatschulden%20im%20Internationen%20Vergleich%20(Netto%20in%20Prozenten%20des%20BIP).png

© Alliance Sud

Une réduction à un niveau aussi bas, même en comparaison internationale, est en fait totalement inutile en termes de politique financière et économique. Les obligations de la Confédération (les emprunts d'État suisses) sont trop convoitées par les caisses de pension, les fonds de placement et les institutions financières suisses. Inutile pour les investisseurs de craindre le moindre risque de défaut de crédit. Les intérêts débiteurs que la Confédération doit payer pour ses emprunts sont par conséquent très bas, et ce pour des décennies.

Mais du même coup, les règles du frein à l'endettement ont considérablement réduit la marge de manœuvre financière de la Confédération dans les années 2000 et 2010 : la réduction de la dette inscrite dans la loi l’empêchait de mettre de l'argent de côté pour le dépenser ensuite dans des périodes moins favorables (cela aurait constitué la tirelire). Mais ce n’est pas tout, car il existe aussi un compte d'amortissement.

Le compte d’amortissement

Il régit la gestion des recettes et des dépenses extraordinaires de la Confédération. Créé quelques années après l'introduction du frein à l'endettement moyennant une modification de la loi, il comptabilise les recettes et les dépenses extraordinaires, par exemple les recettes de la vente des licences G5 pour le réseau de téléphonie mobile ou les dépenses fédérales  extraordinaires très élevées pour faire face à la pandémie. Si le compte d'amortissement devient négatif, il doit être rétabli dans les six ans avec les excédents du budget ordinaire. Cela pose problème aujourd'hui — du fait des coûts liés au Covid-19 comptabilisés sur le compte d'amortissement —, même si cela semblait différent il y a trois ans. Au début de la crise du coronavirus, en mars 2020, le ministre des finances de l'époque, Ueli Maurer, avait en effet lancé une fable à succès sur la tirelire. Nous étions le 20 mars 2020 et la Suisse était confinée depuis une semaine.

Lors d'une conférence de presse qui fait date, le Conseil fédéral a informé sur la manière dont il entendait préserver l'économie suisse — en état de quasi-paralysie — de l'effondrement : Ueli Maurer a alors posé lui-même la première question (en substance) : « Oui, Mesdames et Messieurs, chers collègues, la Confédération peut-elle vraiment dépenser 42 000 millions, ces 42 milliards, c'est bien la première question à se poser ». Réponse : « Je peux vous assurer que la Confédération est à même de le faire, grâce à notre budget financier très solide, grâce au fait que nous avons réduit la dette ces dernières années, grâce aux excédents que nous avons dégagés, grâce au frein à l'endettement ». Bref, Maurer a affirmé au début de la pandémie que les mesures d'aide sur fond de crise du coronavirus étaient couvertes par des réserves. Le ministre des finances en personne a donc fait croire à l'opinion publique que le frein à l'endettement était une tirelire. Et on l’a cru : dans tout le pays, on a commencé à porter cet instrument aux nues. Les radins de la politique financière et les comptables idéologiques se sont vus confortés dans leur idée : « économise sur la durée et tu auras ce qu’il faut en cas de besoin ». En réalité, les fonds d’aide mobilisés dans la lutte contre la pandémie n'ont pu l’être que parce que la loi sur les finances de la Confédération permet de suspendre le frein à l'endettement en cas d’événements exceptionnels. Ces situations sont réglées dans une disposition d'exception.

La disposition d’exception

L'Administration fédérale des finances écrit : « Dans des situations exceptionnelles (par ex. catastrophes naturelles, graves récessions et autres événements exceptionnels), une dérogation à la règle de base [des dépenses] est possible. ». Et nous en sommes là aujourd'hui. La dette contractée lors de la crise du coronavirus doit être à nouveau réduite. De plus, de nouvelles dépenses supplémentaires ont été décidées (en partie par le Parlement) en raison de la guerre en Ukraine, de la lutte contre l'inflation et de la crise du pouvoir d'achat qui en découle. Si les 27,5 milliards avaient effectivement été glissés dans la tirelire (ou, mieux encore, investis et donc fortement amplifiés), le déficit de 32,8 milliards consécutif au Covid-19 aurait pu être facilement couvert par ce biais. Le taux d'endettement supérieur (qui se serait réduit de lui-même dans les années suivantes vu la croissance attendue du PIB) n'aurait pas eu de conséquences sur la politique financière.

Mais les règles du frein à l'endettement ne l’autorisent pas. Des interventions dans ce sens ont été présentées au Parlement : elles sont restées sans écho. Finalement, une majorité du Parlement a tout de même décidé de compenser la moitié des coûts des aides octroyées dans le contexte de la pandémie avec les excédents inscrits sur le compte de compensation des années précédentes et a prolongé le délai de cette réduction jusqu'en 2035. Les règles du frein à l'endettement empêcheraient en fait une telle compensation des dépenses extraordinaires avec le solde du compte de compensation. Mais en l’occurrence, cela n'a guère préoccupé les parlementaires et ils ont donc simplement formulé, sans hésiter, une exception dictée par la pandémie à la règle d'exception dans la loi sur les finances de la Confédération. Une tirelire partielle extraordinaire, exclusivement dédiée aux dettes liées au Covid-19, a été constituée.

La question de savoir si le frein à l'endettement déclenche une réelle pression pour des économies dépend donc surtout de ce que le Conseil fédéral et le Parlement veulent ou non noter dans leur carnet du lait du frein à l'endettement. Savoir ce qui serait réellement finançable est secondaire. En tout cas, il reste encore 16 milliards de dettes liées à la crise du coronavirus que la Confédération doit réduire d'ici 2035 grâce aux excédents du budget ordinaire. C'est pourquoi le Conseil fédéral n’entend pas délier les cordons de la bourse et veut économiser dans la formation, l'agriculture et la coopération au développement surtout. Autant de domaines hautement nécessaires pour rendre notre société plus écologique, plus sociale et plus sûre, et pour garantir une contribution adéquate de la Suisse à la gestion des crises à répétition dans le Sud mondial. Aujourd’hui, il y aurait effectivement des problèmes plus urgents à régler pour notre pays que de maintenir sa dette publique aussi basse qu'elle l'a été la dernière décennie. Si elle augmentait de 10% du PIB ou d'environ 50 milliards de francs, il n'en résulterait aucun dommage économique, tous les problèmes actuels de politique financière de la Confédération seraient résolus d'un coup et des investissements publics significatifs dans une Suisse sociale, durable et solidaire à l'échelle mondiale seraient sans peine possibles. L'argent serait là, il ne manque « plus que » la volonté politique de le mettre sur la table.