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« Une propriété peut-elle en posséder une autre? »

22.06.2021, Coopération internationale

Entre 2016 et 2019, le projet de recherche pratique WOLTS a été mené dans deux villages masaïs du nord de la Tanzanie sur les interactions entre l’exploitation minière, le pastoralisme et les droits fonciers des femmes. Un témoignage.

Kristina Lanz
Kristina Lanz

Experte en coopération internationale

« Une propriété peut-elle en posséder une autre? »

Petit enfant, grande charge de travail : une femme masaï à Oleparkashi, Tanzanie.
© Tobias Peier

Mundarara, un petit village de moins de 5000 habitants niché dans des collines verdoyantes, est accessible uniquement par une route en terre, interminable et cahoteuse, le long de laquelle on peut apercevoir des girafes, des antilopes et des autruches. De cette route, on peut aussi voir des hommes masaïs en amples habits rouges, avec dans une main la houlette pour mener les vaches et dans l’autre un téléphone portable, des femmes parées de bijoux portant du bois sur la tête, ainsi qu’une mine de rubis de moyenne importance, dans les matériaux d’excavation de laquelle de nombreuses femmes cherchent de petites pierres précieuses.

Lors de ma première visite au village, notre équipe est accueillie par un des chefs du village, un grand et corpulent homme d’âge moyen. Dans son bureau, une petite case en torchis avec quelques chaises branlantes, une table et quelques feuilles jaunies sur le mur, il nous accueille par une poignée de main, une lueur espiègle dans les yeux. Après lui avoir expliqué notre démarche, nous lui posons, ainsi qu’aux autres anciens du village présents, quelques questions initiales sur l’exploitation minière et les droits fonciers au village. À ma question de savoir si les femmes sont autorisées à posséder des terres, il répond indigné en langue masaï : « Comment une propriété peut-elle en posséder une autre ? ».

Sa question résume parfaitement la situation de nombreuses femmes masaïs : elles sont considérées comme la propriété des hommes – d’abord de leur père, puis, après leur mariage, de leur mari. Toute possession (bétail, maison ou terrain) est exclue. Les Masaïs sont l’une des ethnies les plus patriarcales d’Afrique. La polygamie y est la règle. Les mutilations génitales et les mariages d’enfants y sont encore très répandus malgré les interdictions légales. Les histoires de nombreuses femmes avec lesquelles nous nous entretenons sont similaires : pratiquement aucune d’entre elles n’a terminé l’école primaire, leurs journées de travail sont longues et harassantes (aller chercher de l’eau et du bois de chauffage, traire les vaches, etc.). L’argent qu’elles gagnent en vendant des bijoux, du bois de chauffage ou, plus récemment, des déchets provenant des mines, suffit souvent à peine à survivre, d’autant plus que nombre d’hommes ne subviennent pas aux besoins de leur famille. 

Le dur labeur commence avec le mariage

Une discussion de groupe avec des secondes épouses me reste particulièrement en mémoire. Je m’attendais à rencontrer un groupe de femmes d’un certain âge ; au lieu de cela, nous avons été accueillis par trois filles de 14 à 16 ans. La grossesse de deux d’entre elles était très avancée. Ces jeunes filles nous ont expliqué pourquoi elles s’estimaient chanceuses d’être des secondes épouses :

« Nous plaignons ces femmes qui n’ont pas d’autres épouses à la maison, car elles ont encore davantage de travail à faire. Le dur labeur commence avec le mariage. Lorsqu’on est à la maison avec sa mère, on peut lui dire qu’on est fatiguée et qu’on veut se reposer. Mais lorsqu’on est mariée, c’est le mari qui a tout le pouvoir, et on n’ose pas lui dire qu’on est fatiguée. Autrement, il nous bat. » (Cité dans Daley, E., et al, (2018). Gender, Land and Mining in Pastoralist Tanzania, p.43).

La violence fait partie du quotidien de la plupart des femmes masaïs. L’exploitation minière l’a exacerbée à bien des égards, car passablement de personnes de l’extérieur viennent désormais dans les villages pour chercher des pierres précieuses. Dans les deux villages, nous entendons régulièrement parler de viols et même de meurtres, restés impunis. Bien des femmes se sentent abandonnées par leur mari et par les hommes chargés d’administrer les villages, et il n’est pas rare que la victime elle-même soit tenue pour responsable d’un viol.

Aussi douloureuses que soient bien des histoires, nous entendons aussi, à plus d’une reprise, des faits positifs, des histoires de changement. C’est au fil de notre travail surtout que nous en prenons connaissance. Sur la base d’une recherche intensive, nous proposons une série d’ateliers étalés sur deux ans : il s’agit de réunions informatives juridiques concrètes sur les droits fonciers, l’exploitation minière et l’égalité des sexes, ainsi que de discussions interactives et de jeux de rôles.

Lors des ateliers, les femmes s’assoient d’abord dans un coin, les hommes dans l’autre. Ces dernières parlent à peine, et si elles osent tout de même s’exprimer, elles sont toujours désavouées par les hommes présents. Ils me demandent souvent comment les choses se passent dans mon ménage. Est-ce que je prends toutes les décisions chez moi ? Ces discussions sont très intéressantes car, chez nous également, les choses sont loin d’être parfaites : je leur dis que les femmes n’ont le droit de vote que depuis 50 ans dans notre pays, qu’avant elles devaient avoir la permission de leur mari pour travailler et qu’aujourd’hui encore, il est difficile de concilier travail et famille. Le sexisme et la violence font également partie du quotidien de nombreuses femmes dans notre pays.

Les discussions montrent que les rôles dévolus aux hommes et aux femmes évoluent également chez les Masaïs. De nombreux couples d’un certain âge se sont mariés suite à la « réservation » de filles à naître (un homme donne à une femme enceinte une bague afin que l’enfant, si c’est une fille, lui soit réservé comme future épouse). Plusieurs jeunes Masaïs parlent d’un plus grand nombre de mariages dits d’amour. Ces derniers restent souvent monogames et se caractérisent par une coopération beaucoup plus marquée des couples mariés. La division du travail évolue également en raison de l’exploitation minière, du changement climatique et d’autres facteurs ; les femmes accomplissent de plus en plus de tâches « traditionnellement » masculines, comme faire paître les vaches, mais sans lâcher les devoirs « traditionnellement » féminins, comme aller chercher du bois et de l’eau. Là aussi, il existe des parallèles avec la Suisse, où les femmes pénètrent de plus en plus dans les domaines masculins « traditionnels », tant dans la vie professionnelle que dans la politique, tout en gagnant souvent beaucoup moins et en assumant toujours une bonne part des tâches d’assistance et de soins.

La mutation des rôles

L’intention n’est pas de changer la culture des Masaïs, ni de leur imposer la nôtre, mais de montrer que les rôles et les relations entre les genres évoluent – chez les Masaïs comme en Occident – et qu’il nous appartient à tous de modeler et de soutenir ce changement. Un participant masculin l’a exprimé avec justesse en disant: « Nous pouvons toujours être des Masaïs et perpétuer nos traditions, mais certaines d’entre elles sont néfastes, et nous devons les changer. »

Bien des femmes se sont senties responsabilisées par le simple fait de savoir qu'elles ont des droits et que les rôles dévolus aux hommes et aux femmes ne sont pas donnés par la nature mais peuvent changer. À la fin de la série d'ateliers, hommes et femmes étaient assis côte à côte dans la salle et nombre d’entre elles osaient désormais s'exprimer devant les hommes. Et même le président du village, qui au début demandait comment une chose possédée pouvait posséder quoi que ce soit, s'est inscrit à la prochaine série d'ateliers avec d'autres membres de l’administration des villages.

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