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Le magazine d'Alliance Sud analyse et commente la politique étrangère et de développement de la Suisse. « global » paraît quatre fois par an et l'abonnement est gratuit.
Article, Global
07.12.2021, Coopération internationale
Même avec les vaccins et la reprise économique : à l’échelle de la planète, la crise du coronavirus est loin d’être terminée. Bilan intermédiaire et plaidoyer pour une plus grande responsabilité mondiale de la Suisse.
En décembre 2019, les médias chinois faisaient état de la propagation d'un virus inconnu à Wuhan, et fin janvier 2020, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) déclarait l’urgence sanitaire internationale. Depuis lors, le virus s'est rapidement propagé dans le monde entier, paralysant l'économie internationale et la vie sociale de nombreuses personnes quasiment du jour au lendemain. Bien des choses ne sont plus les mêmes depuis lors. Plus de cinq millions de personnes dans le monde sont mortes du virus (le chiffre réel est bien plus élevé), et d'innombrables autres souffrent encore des conséquences sanitaires, sociales et économiques de la pandémie. Malgré l’espoir suscité par le développement et l’autorisation de plusieurs vaccins contre le Covid, la pandémie est loin d'être terminée en maints endroits et nombre de conséquences économiques et sociales ne deviennent vraiment visibles que maintenant.
En avril 2020, Alliance Sud publiait un article intitulé « À crise mondiale, solidarité globale ». Elle y écrivait que la crise touchait tout le monde, mais pas de manière égale, et plaidait pour un soutien accru aux pays les plus pauvres pour surmonter la crise, réduire la dette mondiale et aller dans le sens d’une meilleure reconstruction (« build back better »). Mais que s'est-il passé depuis et où en sommes-nous après deux ans ou presque de crise du coronavirus ?
Les systèmes de santé occidentaux ont également été régulièrement mis à mal au cours des deux dernières années. Le personnel de santé en crise, les unités de soins intensifs surchargées et de nombreux destins individuels tragiques ont fait la une des journaux. Mais les catastrophes les plus lourdes de conséquences ont eu lieu ailleurs – en Inde, au Brésil ou au Pérou, où, au printemps 2021, de nombreuses familles ont sillonné les villes pendant des heures en quête d'oxygène, tandis que leurs proches suffoquaient lentement dans les hôpitaux ou en s’y rendant ; ou dans les camps de réfugiés du Bangladesh, de Colombie ou de Turquie, où non seulement le virus s'est propagé rapidement, mais où les pénuries alimentaires et la faim ont pris des proportions alarmantes.
Des millions de personnes ont perdu leur emploi durant la pandémie. L'Organisation internationale du travail (OIT) estime que 205 millions de personnes seront au chômage en 2022, contre 187 millions en 2019. Le chômage a énormément augmenté l'année dernière, en particulier celui des jeunes et des femmes. Le nombre de travailleurs pauvres (« working poor ») – vivant avec moins de 3,20 dollars par jour – a également gonflé de 108 millions depuis 2019. Mais la situation est plus catastrophique pour les plus de deux milliards d’actifs du secteur informel ne bénéficiant d'aucune protection sociale. Pour eux, les confinements et autres restrictions ont souvent signifié la perte de leur gagne-pain.
La Banque mondiale note aussi qu'en raison de la crise du coronavirus, l'extrême pauvreté a connu sa première recrudescence depuis 22 ans. Elle estime qu'environ 121 millions de personnes ont basculé dans l'extrême pauvreté à ce jour. Mais comme Alliance Sud l'a noté dans un article de fond, le seuil de pauvreté de 1 dollar par jour de la Banque mondiale est fixé à un niveau extrêmement bas et il est en butte à divers problèmes méthodologiques. Une définition plus réaliste de cette pauvreté donnerait probablement une image pire encore.
La crise du coronavirus a également fortement accru l’insécurité alimentaire et la faim. Une personne sur trois par exemple n'a pas eu accès à une alimentation appropriée en 2020. La prévalence de la malnutrition est passée de 8,4 à environ 9,9 % en un an seulement, après être restée pratiquement stable pendant cinq ans. Par rapport à 2019, la faim a touché 46 millions de personnes supplémentaires en Afrique, 57 millions en Asie et environ 14 millions en Amérique latine et dans les Caraïbes en 2020.
Une vaste enquête menée par Helvetas et sept autres ONG européennes auprès de 16 000 personnes dans 25 pays fait état de la baisse massive des revenus, de la sécurité alimentaire et de l'accès à l'éducation à laquelle de nombreuses personnes sont confrontées. Elle montre que les personnes déjà les plus vulnérables – âgées ou handicapées, mères célibataires, femmes et enfants – sont les plus touchées par la pandémie.
Tandis que l’économie de nombreux pays occidentaux, dont la Suisse, semblent s'être redressée étonnamment vite, la reprise dans les pays du Sud a été beaucoup plus poussive. Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une croissance de 6 % de l'économie mondiale en 2021, mais de 3,2 % seulement pour l'économie africaine. Comparées à l’impact économique de la crise financière mondiale de 2008, les conséquences économiques de celle du coronavirus ont été bien plus dévastatrices dans la plupart des pays pauvres, notamment en Afrique et en Asie du Sud.
La hausse mondiale des prix des matières premières a renchéri de nombreux produits de base : les prix des métaux et du pétrole augmentent depuis la mi-2020, et l’inflation annuelle des denrées alimentaires a avoisiné 40 % en mai 2021, soit le niveau le plus élevé depuis une décennie. Si la hausse des prix des métaux et du pétrole s’avère surtout problématique pour les pays industrialisés, celle des prix des denrées alimentaires a des répercussions considérables sur la pauvreté et la faim dans les pays pauvres. Au Nigeria par exemple, les denrées alimentaires ont renchéri de près d'un quart depuis le début de la pandémie, plongeant 7 millions de personnes dans l'extrême pauvreté.
Le tourisme est un autre secteur particulièrement touché par la pandémie. Les arrivées de touristes internationaux dans les pays les plus pauvres ont chuté de 67 % en 2020. L‘ONU estime qu’il faudra au moins quatre ans pour que le nombre d'arrivées retrouve son niveau de 2019. Cette réalité menace le gagne-pain d’individus, de ménages et de communautés, ainsi que la survie des entreprises de la chaîne de valeur du tourisme.
Alors que la plupart des pays industrialisés ont lancé d’importants plans de relance pour atténuer les effets économiques de la crise du coronavirus, les pays les plus pauvres ne disposent ni des ressources ni de la marge de manœuvre politique nécessaires pour imiter l'Occident. En effet, a) ils ne peuvent pas emprunter sur les marchés internationaux des capitaux à des taux d'intérêt raisonnables vu leur cote de solvabilité ; b) ils ne sont pas à même d’activer la planche à billets vu les pics d'inflation ; et c) ils ne peuvent mobiliser que des fonds limités au niveau national en raison de l'évasion fiscale internationale.
Selon les estimations du FMI, les pays à bas revenus devraient dépenser près de 200 milliards de dollars ces cinq prochaines années pour continuer à lutter contre la pandémie et 250 milliards supplémentaires pour accélérer la reprise économique. La plupart de ces pays n'ont toutefois pas la marge de manœuvre nécessaire pour augmenter leurs dépenses : le FMI affirme que 41 pays à bas revenus ont même réduit leurs dépenses totales en 2020, et que 33 d'entre eux ont néanmoins vu leur ratio dette publique/PIB s’accroître. Le niveau d'endettement extérieur des pays en développement a ainsi atteint le chiffre record de 11,3 milliards de dollars en 2020, soit 4,6 % de plus qu'en 2019 et 2,5 fois plus qu'en 2009 après la crise financière mondiale.
Des appels à un soutien généreux et au désendettement ont été lancés à plusieurs reprises, mais peu de choses se sont concrétisées jusqu'ici. L’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD), sur laquelle les pays du G20, la Banque mondiale et le FMI se sont mis d'accord au printemps 2020, n'a conduit qu'à la suspension temporaire du service de la dette pour les prêts bilatéraux de certains pays. Non seulement la Chine, comme prêteur majeur, n'a pas participé à l’initiative, mais les nombreux prêteurs privés ne l’ont pas soutenue. En outre, par crainte de mécontenter leurs prêteurs privés, un peu plus de la moitié seulement des pays « éligibles » y ont participé. En définitive, l’ISSD a accru la marge de manœuvre financière de 46 pays débiteurs en 2020 et 2021 (de 5,7 milliards de dollars et 7,3 milliards de dollars respectivement). Toutefois, vu que les paiements suspendus de la dette doivent dès lors être rajoutés aux calendriers de remboursement dès 2022, la crise imminente de la dette a été au mieux reportée au lieu d'être gommée. Et les crédits d’urgence accordés par le FMI et la Banque mondiale pour faire face à la crise ne résolvent pas non plus le problème, car ils alourdissent encore l’endettement.
Même si l’aide publique au développement (APD) a augmenté de 3,5 % en 2020, elle ne représente toujours que 0,32 % du revenu national brut (RNB) combiné des États membres du CAD de l'OCDE. C’est moins que la moitié de l'objectif réaffirmé au niveau international de consacrer 0,7 % du RNB à l'APD et seulement 1 % environ des fonds qui ont été mobilisés pour les plans de relance nationaux. Quand bien même la Suisse a rapidement débloqué des fonds supplémentaires pour des projets humanitaires et pour l'Alliance Covax, elle reste loin, même en 2020, de l'objectif de 0,7 % convenu au niveau international, avec 0,48 % du RNB. Elle est pourtant l’un des pays les plus prospères du monde.
L'ancien secrétaire général de l'OCDE, Angel Gurría, a également souligné qu'à l'avenir, « nous devrons déployer un effort beaucoup plus massif pour aider les pays en développement en matière de distribution de vaccins, de services hospitaliers, et pour soutenir le revenu et les moyens d’existence des populations des plus vulnérables ».
Malheureusement, l'égoïsme des pays occidentaux ne se manifeste pas seulement dans les plans de relance économique, mais aussi dans la distribution des vaccins contre le Covid. Alors que dans de nombreux pays occidentaux, les enfants sont déjà vaccinés ou que des troisièmes vaccins dits de rappel sont administrés, seuls 3,1 % de la population ont reçu au moins une dose de vaccin dans les pays les plus pauvres.
Une analyse de l’institut de recherche Airfinity met en lumière que, au vu des taux de vaccination actuels, 80 % des adultes des pays du G7 seront vaccinés d'ici à la fin 2021. Dans le même temps, le G7 aura accumulé près d'un milliard de doses de vaccin excédentaires. Elles suffiraient à vacciner une grande partie de la population des 30 pays (la plupart africains) avec les taux de vaccination les plus bas. Créée dans le but d'assurer une distribution mondiale plus équitable des vaccins, l'initiative Covax a jusqu'ici fourni moins de 10 % des 2 milliards de doses promises aux pays à faible ou moyen revenu. Cela s'explique en partie par le fait que les pays plus riches ont signé des contrats prioritaires avec les fabricants de vaccins, forçant ainsi la Covax à quitter le marché des vaccins. Fait absurde, plusieurs pays riches (dont l'Angleterre, le Qatar et l'Arabie saoudite) ont également acheté des vaccins du programme Covax.
Avec ses quelque 8,6 millions d’habitants, la Suisse a elle aussi conclu des contrats avec cinq fabricants de vaccins pour un total avoisinant 57 millions de doses (même si trois de ces vaccins seulement ont été approuvés par Swissmedic à ce jour). 4 millions de doses du fabricant Astra Zeneca non autorisé en Suisse ont été promises à l’alliance Covax, dont quelque 400 000 seulement ont été distribuées à ce jour.
Outre l'initiative Covax, le renforcement des capacités de production de vaccins dans les pays à revenu faible et moyen est également prépondérant. Cette option nécessiterait cependant que les entreprises pharmaceutiques partagent leur technologie et leur savoir-faire en matière de vaccins avec les fabricants de ces pays. Une proposition de l'Inde et de l'Afrique du Sud à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) demandant la suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle des vaccins, tests et traitements contre le Covid a été soutenue par la Chine et la Russie, et dans une certaine mesure par la France, les États-Unis et l'Espagne, ainsi que par l'OMS et le pape François. L'industrie pharmaceutique et la Suisse s'y opposent et continuent de plaider pour des mesures volontaires.
Même s'il semble que la Suisse aura bientôt surmonté la crise du coronavirus, ce n’est de loin pas le cas au niveau mondial. L’appui ponctuel de projets humanitaires, le don de doses de vaccin « anciennes » ou « non souhaitées » et l'octroi de nouveaux prêts aux pays les plus pauvres ne suffiront pas à combattre la crise actuelle et ses causes sous-jacentes et structurelles.
Ce n'est que si nous admettons que nous sommes tous interconnectés et conjointement responsables de faire de la planète un endroit vivable que nous pourrons aller de l’avant et surmonter non seulement cette crise mais aussi les crises systémiques sous-jacentes, crise climatique mondiale comprise. Car la pandémie de coronavirus l'a clairement démontré : vouloir (au plan politique), c’est pouvoir.
Comptant parmi les pays les plus riches et les plus mondialisés de la planète, la Suisse a une responsabilité particulière. Alliance Sud formule donc les exigences suivantes envers la Suisse :
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