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Politique fiscale internationale
29.11.2024, Finances et fiscalité
À New York, Everlyn Muendo suit les négociations en vue d’une convention fiscale de l'ONU pour le compte du Réseau africain pour la justice fiscale. Elle explique pourquoi il n'y a plus d'alternative à l'ONU pour le Sud global en matière de politique fiscale internationale.
Everlyn Muendo, vous avez participé aux séances de négociation de la convention fiscale de l'ONU de cette année. Quelle est votre impression générale ?
J’ai pu constater un fossé béant entre le Nord et le Sud global. Les divergences d'intérêts en matière de politique fiscale entre les deux camps ont été très marquées.
La transparence des négociations est déjà un grand progrès par rapport à celles de l'OCDE. Quels sont les points de vue du Nord qui posent le plus de problèmes aux pays du Sud ?
Premièrement, le Nord global estime que la convention-cadre des Nations Unies doit simplement compléter les décisions déjà existantes de l'OCDE et ne pas les dupliquer (c’est le terme qu’utilise le Nord). Deuxièmement, le Nord semble vouloir limiter le rôle de l'ONU au simple renforcement des capacités (capacity building) — c'est-à-dire au soutien de la mise en place d'infrastructures dans les administrations fiscales du Sud et à la formation des expertes et experts nécessaires. Mais cette approche cache une profonde erreur d'appréciation de la situation du Sud global : les représentantes et représentants du Nord semblent croire que nous ne disposons pas de capacités suffisantes et que c'est la raison des problèmes actuels dans le domaine de la fiscalité internationale.
Le problème n’est pas notre manque de compétences, mais les règles du système actuel.
Que répondez-vous à cet argument ?
L’argument est fallacieux, car même dans le cadre du processus prétendument inclusif de l'OCDE de ces dernières années, certains pays en développement ont exprimé de sérieuses réserves quant au contenu de l'imposition minimale (pilier 2) et à la redistribution des droits d'imposition aux pays bénéficiant de grands débouchés (pilier 1). Mais ces pays ont été constamment ignorés. Le problème n'est pas notre manque de compétences, mais les règles du système actuel. Comme je l'ai dit dans l'une de mes interventions lors des négociations menées à l'ONU : « We cannot capacity build ourselves out of unfair taxing rules ». [Nous ne pouvons pas renforcer nos propres capacités pour nous affranchir de règles fiscales injustes].
Dans les négociations, les pays du Nord global essaient donc de contourner les questions cruciales pour le Sud ?
Oui, mon impression est qu'ils ne sont pas sincères dans leurs négociations. C'est pourtant un principe fondamental des discussions multilatérales. Vouloir tout limiter au renforcement des capacités ne cimente pas vraiment la confiance. Le rapport sur la fiscalité du secrétaire général de l'ONU a montré sans ambiguïté comment le manque d'inclusivité du système actuel rend la coopération fiscale internationale inefficace. Nos arguments sont donc bien étayés, tout est sur la table.
Comment le mouvement de la société civile pour la justice fiscale peut-il contrer efficacement ces faux narratifs de l'UE ou de la Suisse ?
Tout d'abord, nous devons veiller à ce qu'il soit reconnu que les solutions de l'OCDE de la dernière décennie, tels que le développement de l'échange automatique d'informations sur les clients des banques et les multinationales ou l'imposition minimale de ces dernières, ne fonctionnent pas pour un groupe important de personnes, notamment pour les pays du Sud global. C'est pourquoi nous aspirons à une convention fiscale de l'ONU qui soit réellement inclusive. Certains diront peut-être que nous pourrions reconnaître à l'ONU la majeure partie du travail effectué à l'OCDE comme des acquis au niveau régional. La question serait alors de savoir selon quels critères cela devrait se faire. Certaines parties de la réforme dite BEPS1 de l’OCDE ne seront peut-être jamais mises en œuvre. Mais le temps presse.
Everlyn Muendo
La Kényane Everlyn Muendo est juriste au sein du Réseau africain pour la justice fiscale (Tax Justice Network Africa, TJNA). Sa mission porte sur la manière dont la politique fiscale internationale influence le financement du développement des Etats africains.
Alors que faire ?
Les impôts sont tout à fait cruciaux pour le financement du développement. Les débats techniques sur les règles de répartition des bénéfices ou la répartition des droits d'imposition cachent un sous-financement chronique dans des domaines essentiels : il faut mettre en place des systèmes d'éducation adéquats pour tout le monde ou lutter contre la crise de la santé publique dans le Sud global. Il s'agit aussi de générer davantage de moyens pour financer les mesures de protection climatique. Bref, la question concerne les personnes qui sont victimes de la politique fiscale actuelle ! C'est pourquoi nous voulons absolument faire avancer ce processus onusien.
Pour l'Afrique, une taxation adéquate du secteur des matières premières est absolument essentielle. Les matières premières viennent de chez nous, mais leur valeur est captée en dehors de l'Afrique.
De quoi aurait-on besoin dans les pays africains riches en ressources, où l'industrie extractive est un secteur économique très important ?
Pour l'Afrique, une taxation adéquate du secteur des matières premières est absolument essentielle. La plupart des multinationales du continent sont actives dans ce secteur. Mais leurs sièges sociaux se trouvent évidemment dans les pays industrialisés du Nord. Cette situation est le résultat d'une histoire très compliquée qui remonte loin dans notre histoire coloniale : avant leur départ, les colonialistes ont encore transformé notre économie de telle manière qu'ils en sont restés les plus grands bénéficiaires, même après l'indépendance. Au lieu d'améliorer la sécurité alimentaire, par exemple, ils ont continué à produire principalement du café, du thé, des produits maraîchers et des matières premières. Autrement dit, des produits de luxe qui sont surtout demandés dans les pays industrialisés. Les matières premières viennent de chez nous, mais leur valeur est captée en dehors de l'Afrique. Inversement, les produits fabriqués au Nord à partir de nos matières premières nous sont ensuite revendus. Nous ne profitons pas de nos propres ressources comme nous le devrions.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Quel pays est connu pour produire du bon chocolat ? Ce n'est pas le Ghana.
La Suisse ?
Vous voyez ! C'est un fait étonnant si l'on considère que plus de la moitié des fèves de cacao importées en Suisse proviennent du Ghana. Les multinationales transfèrent des centaines de milliards de dollars de bénéfices vers le Nord à l'appui d'une politique fiscale néfaste. Même sur les activités économiques réelles des entreprises étrangères en Afrique, nous ne recevons pas notre juste part d'impôts. Le système est vraiment contre nous.
Il faudra encore un certain temps avant que les nouvelles règles de l'ONU portent leurs fruits. Y a-t-il actuellement des possibilités d'amélioration en dehors de ce processus ?
Nous nous battons également pour davantage de conventions bilatérales de double imposition sur la base du modèle de l'ONU, qui est bien meilleur que celui de l'OCDE. Mais nous n'avons pas eu beaucoup de succès jusqu'à présent. Les pays du Nord sont en position de force dans les négociations grâce à leurs sièges sociaux. De plus, certaines de ces nations sont de véritables brutes ! Même si les pays en développement disposent d'un grand savoir-faire, nous finissons toujours par céder beaucoup de nos droits fiscaux. Tant que nous comptons sur les investissements directs de ces pays pour stimuler notre développement économique, ils peuvent nous mettre sous pression en termes de politique fiscale. Cette approche de la politique économique nous mène droit dans le mur.
Everlyn Muendo lors d’un échange organisé par son réseau pour la justice fiscale et climatique ce mois de novembre à Nairobi. © Tax Justice Network Africa
Le gouvernement kényan a récemment déclenché d'énormes tensions politiques dans le pays avec des réformes de politique financière. Pour quelle raison ?
Les protestations contre la loi sur les finances de juin 2024 avaient un enjeu bien plus large. Elles exprimaient la frustration des Kényanes et des Kényans qui travaillent dur face aux injustices économiques croissantes. L'Etat est lourdement endetté, et le gouvernement doit de toute urgence trouver davantage de moyens pour le service de la dette et le développement économique. Il introduit à cette fin de nouvelles taxes qui augmentent nettement le coût de la vie : une écotaxe, une taxe sur les véhicules, une taxe accrue sur l'entretien des routes et la suppression de l'exonération de la TVA pour certains biens de consommation essentiels. Cela pèse beaucoup plus sur les bas revenus que sur les hauts. Parallèlement, le service public est peu performant. La majeure partie des recettes est utilisée pour le service de la dette — qui peut engloutir plus de 50 % des recettes — et pour la corruption, qui étouffe des services publics importants : les salaires des médecins assistants ont ainsi été fortement réduits. Un nouveau modèle de financement des universités a été introduit. Les frais liés aux études ont par conséquent pris l’ascenseur. Le Kenya est devenu un terrain d'expérimentation pour les mesures d'austérité, notamment sous l'influence du Fonds monétaire international. Et pourtant, les Kényanes et Kényans ordinaires paient plus et reçoivent moins !
Comment pouvez-vous, en Suisse, parler de la corruption en Afrique sans admettre que vous êtes les plus grands promoteurs de l'opacité et des flux financiers déloyaux ?
Que répondez-vous à l'accusation souvent formulée en Suisse selon laquelle les recettes fiscales supplémentaires dans les pays africains ne profiteraient de toute façon qu'aux hommes et femmes politiques ?
Comment pouvez-vous, en Suisse, parler de la corruption en Afrique sans admettre que vous êtes les plus grands promoteurs de l'opacité et des flux financiers déloyaux ? Sérieusement, le tango se danse toujours à deux. Oui, le fonctionnaire africain corrompu existe. Mais qui le corrompt ? Beaucoup de multinationales, par exemple votre Glencore ! Ses scandales de corruption sont très révélateurs. Pourquoi la responsabilité est-elle toujours attribuée à un seul protagoniste ? Nous devons reconnaître que des places financières opaques comme la Suisse servent de cachettes sûres à des personnes corrompues de nos pays. C'est pourquoi une grande partie de la fortune est détenue à l'étranger. Personne ne dit : « Oh, je vais cacher mon argent au Kenya ». Non ! On choisit la Suisse ! Vous êtes tristement célèbres pour une bonne raison !
Revenons à l'ONU. Les prochaines négociations auront lieu en février. Les positions du Nord pourraient-elles changer ?
Eh bien, il y a deux développements intéressants à cet égard. Premièrement, les Etats de l'UE se sont abstenus lors du vote sur les grandes lignes de la convention en août, au lieu de voter contre, comme ils l'avaient fait pour les résolutions précédentes. Je pense que c'est un signe que le très fort scepticisme du Nord global à l'égard du processus en lui-même s'est un peu émoussé. Cela pourrait avoir un effet positif sur les prochains cycles de négociations. Deuxièmement, la victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines pourrait conduire à un blocage total des processus de l'OCDE et de l'ONU par les Etats-Unis. Jusqu'à présent, les pays du Nord ont toujours dit qu'il fallait prendre des décisions par consensus à l'ONU. Mais je pense qu'ils doivent dès lors adapter cette position au vu de l'évolution de la situation aux Etats-Unis.
Où voulez-vous en venir ?
Ne vaudrait-il pas mieux se contenter de décisions prises à la majorité simple, même si le consensus est l'idéal ? Parfois, les choses ne se déroulent tout simplement pas selon son propre idéal. Au lieu de se laisser arrêter par un seul pays ou un petit groupe de pays, il serait plus démocratique de permettre à tous les autres — qu'ils viennent du Nord ou du Sud global — d'aller de l'avant. Si les décisions sont prises par consensus, les Etats-Unis, en tant que pays ayant le poids économique le plus fort, ont pour ainsi dire un pouvoir de veto. Il serait donc beaucoup plus démocratique de donner à chaque pays une voix égale dans les décisions prises à la majorité.
En nous tournant vers l'ONU dans le domaine de la politique fiscale, nous pouvons relever des défis fondamentaux.
Où voyez-vous des évolutions positives sur le continent africain ?
Dans plusieurs pays africains, les gens exigent plus de responsabilité de la part des dirigeantes et dirigeants politiques et économiques. Surtout en Afrique de l'Ouest, par exemple au Sénégal. Les soulèvements auxquels nous avons assisté là-bas sont aussi, dans une certaine mesure, une expression extrême du désir d'autodétermination dans des sociétés que nous pouvons toujours qualifier de postcoloniales. Pas seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique. Que nous examinions le commerce, l'endettement, les impôts ou quoi que ce soit d'autre : nous sommes peut-être des Etats reconnus par le droit international et dotés d'une souveraineté politique, mais nous sommes loin de la souveraineté économique. En nous tournant vers l'ONU dans le domaine de la politique fiscale, nous pouvons relever ces défis fondamentaux. Car la souveraineté en matière de fiscalité est un élément clé de la souveraineté économique.
1 L’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (Base Erosion and Profit Shifting, BEPS)
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