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De nouveaux bus électriques à Bangkok ne remplacent pas la protection du climat en Suisse
11.12.2023, Justice climatique
Dans le cadre de l'accord de Paris, la Suisse célèbre le premier programme de compensation de la planète. Le cofinancement de bus électriques permet de réduire les émissions à Bangkok. Une analyse détaillée d'Alliance Sud et d'Action de Carême suggère que l'investissement dans des bus électriques à Bangkok d'ici 2030 aurait eu lieu même sans programme de compensation.
Depuis le Protocole de Kyoto de 1997 déjà, les pays industrialisés peuvent compenser les émissions de gaz à effet de serre par des projets climatiques dans le Sud global. Le mécanisme pour un développement propre (MDP) a été mis en place à cet effet. Le marché de la compensation volontaire s’est développé dans le sillage du MDP. Il permet par exemple aux entreprises de promouvoir des produits « neutres en CO2 » sans pour autant réduire les émissions à zéro. Ces deux mécanismes, MDP et mécanisme volontaire, ont fait l'objet de critiques répétées. Des études et des recherches montrent que de nombreux projets climatiques associés se sont révélés a posteriori largement inutiles et, dans certains cas, néfastes pour la population locale.
Prenant le relais du Protocole de Kyoto, l'accord de Paris a redéfini le marché du carbone et fait la distinction entre un mécanisme intergouvernemental (article 6.2) et un mécanisme multilatéral (article 6.4). Selon l'accord, tous les pays sont tenus de poursuivre une politique climatique aussi ambitieuse que possible. L'article 6 précise que l'objectif des deux mécanismes doit se traduire par une coopération plus ambitieuse. En d'autres termes, l'échange de certificats d'émission doit permettre aux pays de réduire plus rapidement leurs émissions. La Suisse a déjà favorisé cette approche de l'échange bilatéral de certificats de manière significative lors des négociations. Désormais, elle est en première ligne pour l'opérationnaliser. Elle a d’ores et déjà signé un accord bilatéral avec onze pays partenaires ; trois autres doivent être signés lors de la COP à Dubaï.
Art. 6 de l‘accord de Paris
1 Les Parties reconnaissent que certaines Parties décident de coopérer volontairement dans la mise en œuvre de leurs contributions déterminées au niveau national pour relever le niveau d'ambition de leurs mesures d'atténuation et d'adaptation et pour promouvoir le développement durable et l'intégrité environnementale.
[...]
Sur le plan de la politique intérieure, le Conseil fédéral et la majorité bourgeoise du Parlement interprètent cette possibilité comme un passe-droit pour ne pas atteindre l'objectif de la Suisse de réduire ses émissions de 50% d'ici 2030 sur son territoire. La possibilité d'acheter des certificats n'est donc pas utilisée pour l’obtention d’objectifs plus ambitieux. On s’en rend particulièrement compte dans la révision actuelle de la loi sur le CO2, car elle ne prévoit que très peu de réductions d'émissions en Suisse pour la période 2025-2030 (cf. évaluation des effets par la Confédération). Avec la poursuite des mesures en vigueur jusqu'à présent, une réduction de 29% par rapport à 1990 est attendue d'ici 2030. Selon la proposition du Conseil fédéral, la nouvelle loi sur le CO2 ne devrait conduire qu'à une réduction supplémentaire de 5 points de pourcentage, soit -34% par rapport à 1990. C'est très peu en comparaison européenne. Pour que la Suisse puisse tout de même atteindre sur le papier son objectif d’un recul de 50%, elle achètera pendant cette période plus des deux tiers de la réduction supplémentaire nécessaire (15% des émissions de 1990) sous forme de certificats à des États partenaires. Ces derniers doivent renoncer à indiquer dans leur bilan des gaz à effet de serre les réductions d'émissions réalisées. En tant que premier conseil, le Conseil des États s'est permis d'affaiblir encore plus dans la loi sur le CO2 les visées déjà faibles du Conseil fédéral en Suisse, à savoir moins de 4 points de pourcentage de réduction supplémentaire en cinq ans. Il accroît ainsi la pression pour que, dans le court laps de temps jusqu’à 2030, suffisamment de certificats soient mis à disposition dans les pays partenaires, qui doivent satisfaire à des exigences de qualité élevées. Les problèmes cités plus haut, qui ont déjà été mis en lumière dans le cadre du MDP et du marché volontaire du CO2, montrent que cela ne va pas de soi.
Depuis novembre 2022, la Suisse a approuvé trois programmes de compensation. Deux ont été développés par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Le premier vise à réduire les rejets de méthane dans la riziculture au Ghana et le second à promouvoir de petites installations solaires décentralisées sur des îles isolées du Vanuatu. Tous deux doivent servir à compenser volontairement les émissions de l'administration fédérale.
Le troisième programme approuvé est le premier au monde, dans le cadre de l'accord de Paris, à prendre en compte les réductions d'émissions dans les objectifs de réduction d'un autre État, à savoir la Suisse : le « Bangkok E-Bus Programme ». Mandaté par la fondation KliK , il est développé par South Pole en partenariat avec l'entreprise thaïlandaise Energy Absolute — qui appartient pour un quart à UBS Singapour. Il vise à électrifier les bus sous licence publique à Bangkok, qui sont exploités par l'entreprise privée Thai Smile Bus. Le financement complémentaire par la vente des certificats à la fondation KliK en Suisse doit couvrir la différence de prix entre les bus traditionnels et les bus électriques, car l'investissement dans de nouveaux bus électriques ne serait pas financièrement intéressant pour les investisseurs privés et n'aurait donc pas lieu. Le remplacement des anciens bus et l'exploitation de quelques nouvelles lignes de bus devraient permettre d'économiser 500 000 tonnes de CO2 au total entre 2022 et 2030. L'exploitation des nouveaux bus a débuté à l'automne 2022.
Alliance Sud et Action de Carême ont analysé les documents accessibles au public en lien avec le programme des bus électriques à Bangkok et ont constaté des lacunes dans l’additionnalité de ce dernier ainsi que dans la qualité des informations fournies. Ces manques renforcent les inquiétudes selon lesquelles l'achat de certificats de compensation ne constitue pas un substitut équivalent aux réductions d'émissions nationales. Fondamentalement, l'approche de l'échange de certificats contredit le principe de justice climatique qui préconise que les pays premiers responsables doivent réduire leurs émissions aussi vite que possible.
KliK
KliK, la Fondation pour la protection du climat et la compensation de CO2, appartient aux importateurs suisses de carburants. Ceux-ci sont tenus par la loi sur le CO2 de remettre à la Confédération, à la fin de chaque année, des certificats de compensation pour une partie des émissions de carburant provenant de Suisse ou de l'étranger. KliK développe à cet effet, avec des partenaires, des programmes leur permettant d'acheter des certificats.
Lacunes en termes d’additionnalité
Une condition centrale pour que la réduction d'une tonne de CO2 ailleurs puisse être un substitut équivalent à la réduction propre est ce que l’on appelle l'additionnalité. Cela signifie que l'activité de réduction des émissions, comme le remplacement des bus diesel par des bus électriques, n'aurait pas eu lieu sans les montants supplémentaires générés par les certificats d'émission. Cette condition est essentielle pour le dégagement d’un bénéfice climatique. Elle est également inscrite dans la loi sur le CO2. Car une tonne de CO2 échangée légitime en même temps une tonne de CO2 de l'acheteur, qu'il continue d'émettre mais qu'il déclare avoir réduite sur le papier.
Les responsables du programme en question doivent donc prouver que sans lui, les lignes de bus publiques d'opérateurs privés comme Thai Smile Bus ne seraient pas desservies par des bus électriques d'ici 2030. Il y a pour cela lieu de considérer divers aspects : d’une part, cette électrification ne doit pas déjà faire partie d'un programme de subventions prévu par le gouvernement ; d'autre part, cet investissement ne doit pas non plus être réalisé quoi qu’il en soit par le secteur privé.
Programme de subventions : dans la documentation officielle du programme, peu d’explications sont fournies sur les raisons pour lesquelles le gouvernement ne subventionne pas le remplacement des vieux bus, qui contribuent aussi fortement à la pollution locale de l'air, par des bus électriques. La documentation montre que la promotion de la mobilité électrique et de l'efficacité énergétique dans le secteur des transports en général fait bien partie des plans gouvernementaux. Mais seuls les exploitants de bus publics ont reçu des subventions, pas les exploitants de bus privés — précisément le groupe cible du programme. Le document ne précise pas pourquoi les subventions publiques ne concernent que les opérateurs publics. Il ne mentionne pas non plus les subventions thaïlandaises (principalement des avantages fiscaux) pour les investissements privés, notamment pour la fabrication de batteries et de bus électriques, dont profite également l'entreprise Energy Absolute.
Décision d’investissement : pour que le projet réponde au critère d’additionnalité, le propriétaire du projet doit démontrer qu'aucune décision d'investissement positive n'aurait pu être prise sans le financement des émissions. Pour ce faire, la documentation du programme présente un calcul visant à prouver que l'investissement privé n'aurait pas été rentable sans le financement complémentaire provenant de la vente de certificats et qu'il n'aurait donc pas eu lieu. Le produit de la vente doit couvrir la différence de prix, calculée sur toute la durée de vie, entre l'achat de nouveaux bus traditionnels et l'achat de nouveaux bus électriques. Le hic c’est que la différence de prix ainsi que son calcul ne figurent pas dans la documentation officielle. Interrogée à ce sujet, KliK n'a pas fourni d'informations détaillées, estimant que cela faisait « partie du contrat négocié pour le soutien financier du programme E-Bus ». Autrement dit, il s’agit d’une affaire privée entre KliK et Energy Absolute. L'argument central selon lequel le programme est nécessaire pour financer les bus électriques, ne peut donc pas être vérifié. L’additionnalité est par conséquent au mieux opaque, au pire pas assurée. Mais l'argument de la différence de prix donne aussi à réfléchir, car Energy Absolute, comme groupe d'investissement, est spécialisé dans les technologies vertes. Il ne viendrait donc guère à l'idée de l'entreprise d'investir dans l'achat de bus équipés de moteurs à combustion. En revanche, il est plausible qu'un investissement substantiel dans des bus électriques aurait eu lieu d'une manière ou d'une autre dans les années à venir, car avant même le début du programme en 2022, Thai Smile Bus faisait déjà circuler des bus électriques dans les rues de Bangkok, comme le prouvent, outre plusieurs rapports de presse en ligne, une entrée Twitter agrémentée d’une photo (voir illustration). Il devait donc déjà exister des voies de financement pour les bus électriques avant le programme « Bangkok E-Bus ». Cela contredit clairement l'affirmation selon laquelle l'électrification des bus électriques à Bangkok n'aurait pas eu lieu sans le programme de compensation. Au minimum, la documentation de ce dernier devrait détailler cette problématique et expliquer pourquoi le projet est malgré tout considéré comme additionnel.
Lacunes de transparence et de qualité des informations accessibles au public
Après l'approbation d'un programme par les deux États concernés, l'office fédéral de l’environnement (OFEV) publie sur son site web la documentation du programme en question. Elle explique la méthode utilisée pour calculer les réductions d'émissions attendues et la manière de garantir le caractère additionnel. La logique du programme est également expliquée ainsi que d'autres aspects, comme les effets positifs sur les objectifs de développement durable de l'ONU. Les personnes extérieures doivent ainsi être à même de comprendre l’initiative en question. Un rapport de contrôle d'un bureau de conseil indépendant, également accessible, confirme les informations de la documentation du programme. Sur la base de ces documents, l'OFEV et les autorités thaïlandaises examinent ce dernier et l'approuvent ensuite. L'approbation de la Suisse est également publiée.
Dans le cas du programme de bus électriques à Bangkok, des aspects clés demeurent opaques. Premièrement, la documentation du programme renvoie à un document Excel qui fait état des réductions d'émissions attendues — mais le document de calcul n'est pas publié. Alliance Sud l'a reçu sur demande et ne voit aucune raison de ne pas le rendre public. Deuxièmement, des aspects cruciaux comme le prix des certificats et l'ampleur du financement nécessaire sont négociés dans le contrat privé entre Energy Absolute et la fondation KliK. Cette dernière écrit à ce sujet que les aspects commerciaux sont confidentiels. Les conditions contractuelles entre le propriétaire du programme Energy Absolute et l'exploitant de bus Thai Smile Bus restent également privées. D’où le manque de transparence discuté plus haut en termes d'additionnalité. Même l'OFEV, qui doit vérifier le caractère additionnel du programme, ne peut pas, à cette fin, consulter les informations contenues dans les contrats privés. Sur demande d'Alliance Sud, l'OFEV confirme que les contrats ne font pas partie de la documentation du projet.
On constate en outre des lacunes dans la qualité des informations rendues publiques dans la documentation du programme. Quelques exemples :
● Les rôles et les compétences des acteurs impliqués restent parfois peu clairs. L'investissement est réalisé par Energy Absolute même si Thai Smile Bus a besoin de ces bus. Le fait que le réseau d'entreprises d'Energy Absolute ne se contente pas de produire des énergies renouvelables, des batteries et des stations de recharge, mais qu'il participe également à la société de fabrication des bus électriques n’est pas évoqué. Et rien n’est dit non plus sur l’entrée à ce moment-là du réseau dans le capital de la société Thai Smile Bus, comme en attestent des recherches sur Internet. Les avantages à long terme d'un tel investissement pour le groupe Energy Absolute, qui connaît un grand succès financier, ne sont pas discutés.
● Les informations sur l'ampleur du programme sont contradictoires. La documentation à ce sujet évoque un maximum de 500 000 t de CO2 à réduire, pour lesquelles au moins 122 lignes de bus seront électrifiées (au moins 1 900 bus). Quelques pages plus loin, on apprend pourtant que le financement par les certificats est nécessaire pour les 154 premiers bus électriques qui circulent sur 8 lignes et qui réduisent une fraction des émissions de CO2 attendues. De même, le calcul du retour sur investissement n'est effectué que pour 154 bus électriques. KliK écrit toutefois, suite à notre demande, que le prix des certificats couvre le déficit de financement pour tous les bus électriques dans le cadre du programme, et pas seulement pour les 154 premiers.
● Des promesses difficiles à tenir sont faites. Par exemple, le niveau de pollution des PM2,5 dans l'air sera suivi afin de mesurer la réduction de la pollution atmosphérique liée aux anciens bus. L'effet secondaire positif, à savoir que les bus électriques ne polluent pas l'air, est correct, mais même si la pollution de l'air diminuait de façon mesurable, il faudrait des analyses poussées pour l'attribuer de manière causale aux activités de ce programme. Le document du programme n'explique pas une telle approche.
● L’« aspect pionnier » du programme est amplifié. On peut lire par exemple que le public thaïlandais va connaître une nouvelle technologie — même si des bus électriques de la même entreprise ont déjà circulé au préalable dans les rues de Bangkok. Le site web de KliK contient même des affirmations clairement erronées : « En Thaïlande, aucun bus électrique n'est actuellement utilisé comme moyen de transport public sur les lignes régulières. Cela est dû au manque d'infrastructures et de capacités de production de bus électriques et de batteries. Ce programme est donc une entreprise unique en son genre pour soutenir la Thaïlande dans sa transition vers une économie décarbonée. »
Arrêt de bus sur la Rachadamri road à Bangkok.
© KEYSTONE/Markus A. Jegerlehner
Conclusion : les certificats de compensation ne remplacent pas les réductions d'émissions nationales
Le passage aux bus électriques à Bangkok est en soi une évolution importante et positive. Mais le mécanisme de partenariat de l'article 6 de l'accord de Paris n'est pas utilisé pour doper les ambitions et la protection du climat : la Suisse en donne un exemple frappant. L'objectif de notre pays de réduire ses émissions de 50% d'ici 2030 par rapport à 1990 est moins ambitieux que celui de l'UE (-55%) — et, à cet effet, l'UE ne mise pas sur des compensations à l’étranger, mais négocie des réformes politiques en faveur d'une décarbonation rapide en Europe. En Suisse, après la votation perdue sur la loi sur le CO2 en 2021, le Conseil fédéral et la majorité du Parlement ont abandonné trop facilement toute ambition à l'intérieur du pays. Le recours massif à la compensation climatique ne traduit pas le relèvement de défis techniques dans la mise en œuvre de la politique climatique helvétique — au contraire, la Suisse retarde les mesures nationales, de sorte que des réductions d'autant plus rapides seront nécessaires ultérieurement. La compensation à l'étranger est une décision politique de la majorité bourgeoise du gouvernement et du Parlement, même si nombre de mesures supplémentaires en Suisse seraient probablement acceptées par une majorité de la population. Le mécanisme de marché prévu à l'article 6 peut compromettre la réalisation des objectifs climatiques de Paris, car il s'agit à court terme du moyen le plus simple pour un pays prospère de remplir ses objectifs sur le papier. Ainsi, l'objectif même des mécanismes de marché de Paris, qui est de contribuer à doper l’ambition climatique, est poussé jusqu'à l'absurde.
Cette voie est d'autant plus dérangeante du point de vue de la justice climatique que la crise climatique touche le plus durement les plus vulnérables de la planète. C'est à ces personnes, ainsi qu'aux générations futures, que nous sommes redevables de réduire le plus vite possible les émissions de gaz à effet de serre. Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a souligné que pour atteindre les objectifs climatiques de Paris, le monde doit parvenir à zéro émission nette d'ici le milieu du siècle. Dans un monde « zéro net », il n'y a pas de place pour un commerce soutenu de certificats de réduction des émissions. La politique suisse d'achat de tels certificats est donc un retard inutile et injuste par rapport aux mesures urgentes à prendre chez nous, en Suisse. Cette injustice est également déplorée par les organisations de la société civile dans les pays du Sud global.
En fin de compte, cette analyse, tout comme des recherches journalistiques similaires sur d'autres programmes, montre que les programmes de compensation ne peuvent offrir aucune garantie de réduire effectivement des émissions supplémentaires. L'achat de certificats n'est à aucun niveau un substitut équivalent à des réductions d'émissions dans le pays.
Pour plus d'informations sur le sujet, lire aussi l'étude de Caritas Suisse.