Partager l'article
Opinion
Le combat pour la justice continue
02.10.2023,
Un journaliste et observateur des droits humains de Nyala, Darfour, raconte la destruction de sa ville natale. « Nous devons continuer à faire entendre notre voix », écrit Ahmed Gouja.
Des semaines durant, les explosions et les tirs ont secoué notre quartier ; nous nous sommes terrés dans nos maisons et les enfants se sont cachés sous les lits. Puis l'inévitable s'est produit : un obus a transpercé le mince toit de tôle de notre maison.
Mon neveu Muhanad, âgé de huit ans, était assis sur les genoux de sa mère lorsque l’obus est tombé presque sans bruit dans notre séjour. Il l'a touché à la tête et l'a blessé si gravement qu'il a failli mourir. Des histoires comme celle-ci sont monnaie courante dans ma ville natale de Nyala, la plus grande cité de la région soudanaise du Darfour. Comme une grande partie du Darfour, elle a été détruite par la guerre qui a éclaté en avril entre l'armée et les Forces paramilitaires de soutien rapides (FSR).
Journaliste et militant des droits de l'homme, j'ai passé des années à informer sur le conflit au Darfour. Mais rien ne pouvait me préparer à ce que je ressentirais en voyant ma ville pillée, mes proches et amis tués, mes voisins perdre leur travail et mourir peu à peu de faim. J'ai appris que la guerre n'est pas seulement synonyme de mort et de destruction. Elle a aussi des répercussions sur notre conscience d'agir : elle nous donne un sentiment d'impuissance, l’impression de ne rien pouvoir faire pour améliorer les choses.
Lorsque mon neveu a été blessé par l’obus, nous l'avons emmené dans un hôpital de la région et avons constaté que tous les médecins avaient fui. Il n'y avait même pas de lit pour lui. Nous sommes restés assis pendant des heures avec des pansements, essayant d'arrêter l'hémorragie. Nous nous sentions totalement impuissants. Plus tard, ce même jour, nous avons gagné l'un des rares hôpitaux privés encore ouverts. L'opération a coûté des milliers de dollars. Nous avons pu réunir cette somme ; d'autres familles accourues avec des proches mourants n'ont pas eu cette chance.
Oncle décédé, voisin battu à mort
Je suis né en 1985, quelques années seulement avant que notre ancien président autocratique, Omar al-Bashir, ne prenne le pouvoir suite à un coup d'État militaire. Il s'est maintenu à la tête de l’État pendant trois décennies et a terrorisé les Darfouris pendant son mandat. En 2003, lorsque la guerre a éclaté au Darfour, j'étais à l'école secondaire. Des rebelles, pour la plupart d'origine non arabe, protestaient contre leur marginalisation et s'opposaient au gouvernement d'al-Bashir. Celui-ci a réagi en armant la milice arabe du Darfour, connue sous le nom de Janjawid, qui a chassé des millions de personnes non arabes du Darfour et s'est ensuite approprié leurs terres. Plus tard, la milice a pris le nom de Forces de soutien rapide, le groupe paramilitaire qui lutte aujourd'hui contre les élites de l'armée qui l'ont elle-même créée.
La guerre actuelle a éclaté à Khartoum, mais s'est rapidement étendue au Darfour. Dans certaines zones, les FSR et les milices arabes alliées lancent des attaques contre la population non arabe, poursuivant ainsi ce qui a débuté voilà 20 ans. Dans des villes comme Nyala, en revanche, elles se battent principalement contre l'armée. Les premières semaines du conflit à Nyala ont été les plus terribles. Enterrer des proches est devenu une triste occupation quotidienne pour les habitants. Les tirs d'artillerie de l'armée étaient incessants. Puis vint la nouvelle qu'une connaissance avait été découpée en morceaux.
La milice des motards et les marchés illégaux
Au cours de ces premières semaines, j'ai souvent vu des adultes venus de nulle part s'effondrer et pleurer. Nous, nous étions certains que nous allions mourir, que nous n'avions aucune chance de survivre. Et comme si la peur d'être touché par un obus ou d'être pris dans des tirs croisés ne suffisait pas, nous avons dû faire face à une autre horreur : une milice arabe en civil, alliée aux FSR, qui fait le tour de la ville à moto et la met à sac. Cette milice rappelle le conflit du Darfour de 2003 : à l'époque, des combattants janjawids à cheval avaient attaqué des villages et emporté le bétail et les objets ménagers. La différence avec aujourd'hui, c'est que la milice prend pour cible les grandes villes.
À Nyala, la destruction est partout : la milice et les combattants des FSR ont pillé les ministères, vidé les hôpitaux, les marchés, les magasins et les maisons des habitants ainsi que les bureaux des organisations humanitaires internationales.
Les dortoirs d'une école pour orphelins à Nyala ont été détruits, tout comme un centre de formation professionnelle qui transmet des compétences artisanales à une nouvelle génération de jeunes de la région. Un grand entrepôt de médicaments, dans lequel étaient stockées des provisions pour les habitants de l’ensemble du Darfour, a également été victime des raids. Une presse qui servait à imprimer les livres pour les élèves du primaire et du secondaire dans toute la région a été dérobée dans le bâtiment du Ministère de l'éducation.
Certains civils ont commencé à s'armer pour se protéger des pillages, tandis que d'autres y ont tristement pris part eux-mêmes. Après que les miliciens eurent emporté les objets de valeur, les civils se sont mis à démolir le reste : meubles, tables, livres et même les toits des bâtiments. Très vite, les biens volés ont resurgi sur les marchés illégaux des zones contrôlées par les FSR, avec des armes et de la drogue.
Pénurie alimentaire et souffrance des femmes et des filles
En raison de la présence des milices, les commerçants se sont vus contraints de retirer leurs marchandises des magasins et des marchés et de les stocker dans leurs maisons cadenassées. Il est donc devenu toujours plus difficile de trouver de la nourriture en ville ; les prix de celle-ci ont grimpé en flèche. La nourriture en provenance de Khartoum, notre principale source d'approvisionnement, ne nous est plus parvenue vu l'intensification des combats dans cette ville. Les commerçants font venir des marchandises des pays voisins, le Soudan du Sud et la Libye, mais le piètre état des routes et l'insécurité rendent l'opération difficile. Dans ma famille, nous ne prenons régulièrement qu'un seul repas par jour, le plus souvent à midi. Nous dépendons de la générosité de mes frères, qui nous envoient de l'argent depuis l'Arabie saoudite.
La situation humanitaire des personnes qui vivent dans les immenses camps de déplacés à la périphérie de Nyala est encore pire. Ces camps abritent les victimes du conflit du début des années 2000 et sont le visage caché de la crise humanitaire actuelle. Beaucoup de ces personnes déplacées dépendent de l'aide humanitaire internationale — qui a été suspendue au Darfour — et du travail quotidien à Nyala, soit au marché, soit dans les maisons et les commerces des habitants de la ville. Les femmes et les filles sont particulièrement affectées par le conflit. Selon mes sources, certaines d'entre elles sont détenues dans des entrepôts et des hôtels par des membres des FSR et de la milice, qui abusent d'elles sexuellement.
L’esprit combattif de la population
En tant que journaliste qui, dans une telle situation, reçoit d'innombrables informations via WhatsApp, la chose la plus constructive à faire est d'attirer l'attention sur notre situation sur les médias sociaux. D'autres ont concentré leurs efforts sur l'aide aux personnes dans le besoin. Dans mon quartier, un groupe distribue de la soupe, tandis qu'un autre a mis en place des points de contrôle civils dans le voisinage pour limiter les mouvements des bandes de motards.
Entre-temps, les responsables communautaires d'un des camps installés au début des années 2000 ont organisé une initiative locale visant à retrouver les médicaments pillés et à les restituer à l'un des plus grands hôpitaux de Nyala. Il est poignant de voir comment des personnes en prise aux pires difficultés épaulent les autres. Au début du conflit, un comité d’armistice a également été institué pour coordonner les efforts des responsables communautaires et des autorités. Ensemble, ils tentent de faire office de médiateurs entre les unités locales de l'armée et des FSR et demandent la cessation des hostilités. Des comités semblables ont été créés dans d'autres régions du Darfour, ce qui souligne la détermination de la population à s'opposer à un conflit entre deux parties qui ne sont soutenues que par quelques civils. Dans un premier temps, le comité d’armistice de Nyala a enregistré un succès : il a pu négocier une interruption du conflit pour l'Aïd al-Fitr, à la fin du ramadan. Mais après l'Aïd, la guerre a continué.
La paix passe par la justice
Pour l'instant, il est difficile de voir la lumière au bout du tunnel. Les FSR ont pris le contrôle de presque tout Nyala et d'une grande partie du reste du Darfour, même si l'armée est toujours retranchée dans certaines bases et que les affrontements sont fréquents. Certains semblent croire que le chef des FSR, Mohamed Hamdan Dagalo « Hemedti », va reconstruire et développer le Darfour. Je leur dis qu'une milice qui détruit les bibliothèques, les écoles et les hôpitaux n'apportera pas la démocratie.
Ce dont nous avons le plus besoin en ce moment, c'est d'une aide humanitaire. Les organisations humanitaires internationales jugent toutefois la situation au Darfour trop dangereuse pour y intervenir. Mais j’ai pu observer des guerres dans d'autres pays, comme l'Ukraine, où elles travaillent dans des conditions encore plus délicates. Pourquoi ne serait-ce pas possible ici ?
Les acteurs internationaux doivent en outre reconnaître que la paix passe par la justice. Cette crise ne se terminera pas par des négociations et la signature de documents par les militaires. La fin de la pluie de balles ne nous rendra pas nos proches. Nous avons besoin de réparation et de la fin de l'impunité. Enfin, en tant que Darfouris, nous devons continuer à faire entendre notre voix. Les hommes en armes parlent plus fort que nous pour le moment, mais nous aussi pouvons et devons élever la voix et faire savoir au monde ce qui se passe réellement.
War has destroyed my Darfur town – but I will keep fighting for justice
Édité par Philip Kleinfeld, raccourci et traduit par Alliance Sud.
Ce témoignage a été financé par le fonds H2H du réseau H2H soutenu par l'aide britannique au développement. Ce témoignage a été publié en août par « The New Humanitarian », une organisation qui met un journalisme indépendant de qualité au service des millions de personnes touchées par les crises humanitaires dans le monde. On consultera le site www.thenewhumanitarian.org pour un complément d’information. « The New Humanitarian » décline toute responsabilité quant à l'exactitude de la traduction.