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Le monde à l’envers : droits de douane sur les pays en développement

25.04.2025, Commerce et investissements

Depuis l’imposition par Donald Trump de droits de douane prohibitifs, Alliance Sud se retrouve dans une position paradoxale : expliquer à qui veut bien l’entendre qu’ils sont très mauvais pour les pays du Sud global… alors même que nous avons toujours défendu leur droit de se protéger par des tarifs douaniers. Mais cela ne s’applique pas à la première puissance mondiale, qui a imposé depuis trente ans à toute la planète un système commercial ouvert.

Isolda Agazzi
Isolda Agazzi

Experte en politique commerciale et d'investissement, responsable média pour la Suisse romande

Le monde à l’envers : droits de douane sur les pays en développement

Pour le Lesotho les droits de douane américains seraient une catastrophe. Son industrie textile produit principalement pour le marché américain, comme dans cette usine de jeans Levis à Maseru.
© Keystone / EPA / Kim Ludbrook

Peu importe que le président américain ait décidé de faire une pause de 90 jours et se « limite » actuellement à un taux généralisé de 10 % – à l’exception de la Chine, avec laquelle il a imposé un embargo de fait (145 %). UN Trade and Development (ex CNUCED) appelle à supprimer immédiatement ces tarifs douaniers, en insistant sur leur côté absurde. Dans un rapport publié le 14 avril, l’agence onusienne souligne que sur les 57 pays menacés de droits de douane, 11 sont des pays les moins avancés (PMA) et 28 contribuent ensemble à peine 0,625 % au déficit commercial américain.

Trente ans de théorie des avantages comparatifs

La situation est piquante en raison du retournement complet des relations commerciales internationales. Depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, les Etats-Unis ont été les moteurs de la mondialisation néolibérale. Celle-ci passait par une libéralisation tous azimuts du commerce international, c’est-à-dire par une baisse généralisée des droits de douane. Les pays étaient censés exporter les produits où ils ont un « avantage comparatif », à savoir où les coûts de production sont les plus bas. La division internationale du travail qui a prévalu au cours des trente dernières années prévoyait de fait que les pays du Sud global exportent des matières premières et importent des produits industriels finis du Nord.

La moitié des pays africains dépendent de l’exportation de produits de base

La conséquence est que, encore aujourd’hui, «la moitié des pays africains dépendent des produits de base (pétrole, gaz et minerais pour au moins 60 % d’entre eux). L'Afrique ne représente que 2,9 % du commerce international, mais elle abrite 16 % de la population mondiale et ce chiffre sera bien plus élevé à l'avenir », lançait Rebeca Grynspan, Secrétaire générale de ONU commerce et développement (ex CNUCED) le 10 février à Abidjan, lors du lancement du Rapport sur le développement économique en Afrique 2024.

Or, comme il est impossible de se développer en exportant seulement des produits de base, Alliance Sud soutient le droit des pays du Sud global de disposer de la marge de manœuvre nécessaire pour protéger leur agriculture et leur industrie. Ce qui passe par la possibilité d’augmenter les droits de douane. Sans droits de douane et autres mesures de protection, aucune industrie n'aurait pu se développer dans de nombreux pays en développement et émergents. Cela vaut également pour les success stories telles que la Corée du Sud ou la Chine.

Pas de droits de douane sur le cacao, mais sur le chocolat oui

Le Kenya est un très bon exemple de cette politique de substitution des importations. Il y a une quinzaine d’années, j’ai participé à une conférence de presse donnée par Nestlé à Nairobi, où elle annonçait son intention de se lancer dans la production de lait sur place. La raison sous-jacente était que le pays avait décidé, du jour au lendemain, d’augmenter les droits de douane sur la poudre de lait importée, en conformité avec les règles de l’OMC. Du coup, il n’était plus rentable pour Nestlé d’importer son lait en poudre Milo. La multinationale veveysane a donc investi dans la filière laitière tout au long de la chaîne de production et aidé les paysan·ne·s petit·es et grand·es à s’organiser en coopératives. Malgré le risque lié à la domination du marché par un seul grand acteur, le Kenya est passé d’un pays importateur de lait à un pays qui en produisait suffisamment pour couvrir ses besoins.

Cependant, malgré des exceptions, le modèle imposé depuis trente ans par l’OMC, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et les pays du Nord, à commencer par les Etats-Unis, consiste à pousser les pays en développement à baisser leurs droits de douane et à se concentrer sur quelques produits d’exportation. Le Bangladesh en est un bon exemple, vu qu’il tire une grande partie de ses revenus de l’exportation de textiles, malgré les conditions de travail déplorables et les salaires de misère qui règnent dans le secteur. En 2023, celui-ci représentait 10 % du PNB et les Etats-Unis étaient le principal pays d’exportation.

En Suisse et dans l’Union européenne, les PMA peuvent exporter hors contingent et droits de douane les produits de base comme le cacao. Mais sur les produits agricoles transformés, comme le chocolat, des droits de douane s’appliquent, ce qui ne favorise pas l’ajout de valeur sur place dans les pays producteurs, comme la Côte d’Ivoire et du Ghana.

AGOA des Etats-Unis en suspens

Les Etats-Unis n’accordent pas les mêmes faveurs tarifaires à tous les pays les plus pauvres, mais avec une trentaine de pays africains ils ont depuis 2000 un programme appelé Africa Growth and Opportunity Act (AGOA) qui leur permet d’exporter hors droits de douane des milliers de produits vers le marché américain. Son renouvellement est prévu pour septembre 2025 et il est à ce jour fortement compromis.

Le Lesotho, l’un des pays les plus pauvres du monde, en a bénéficié. En 2023, il a exporté surtout des textiles et de l’habillement vers le marché américain : la valeur s’élevait à 168 millions USD, dont 166 au titre de l’AGOA. Or, l’intention initiale de Donald Trump était de lui imposer 54 % de droits de douane, peut-être pour compenser un déficit commercial indéniablement important : la même année, Washington a exporté vers le Lesotho des marchandises pour seulement 3’286 millions USD et importé des produits pour un montant de 226’661 millions USD. Lui imposer des droits de douane aussi prohibitifs aurait été une catastrophe pour ce petit pays africain, alors même que cela n’aurait aidé en rien à relocaliser la production vers les Etats-Unis. Car ceux-ci ne se mettront jamais à fabriquer des textiles (c’est trop cher), ni ne pourront extraire des minerais comme les diamants (plus de 56 millions USD d’importations).

Cinq partenaires commerciaux pour l’Afrique, dont les Etats-Unis

Alors oui, les pays en développement doivent pouvoir protéger leur industrie et leur agriculture par des droits de douane. Mais pas la première puissance mondiale, qui a été pendant trente ans le fer de lance d’un modèle commercial qui s’applique même aux pays les plus pauvres.

En espérant que Donald Trump revienne définitivement sur ses décisions, ses errements sont cependant l’occasion pour les pays pauvres de repenser leur modèle de développement et de se concentrer davantage sur le marché intérieur et régional. A commencer par l’Afrique, où la Zone de libre-échange continentale est en train de se mettre progressivement en place – même si elle fera aussi des gagnants et des perdants entre pays africains…

Ils doivent aussi urgemment diversifier davantage leurs partenaires commerciaux. Toujours selon UN Trade and Development, 50 % des pays africains ont cinq partenaires commerciaux : la Chine, l'Union européenne, l'Inde, l'Afrique du Sud et les Etats-Unis. Alors même que le Vietnam, pour ne donner qu’un exemple, est connecté à 97 économies. Cela montre la marge de manœuvre dont dispose encore l'Afrique pour renforcer et diversifier ses économies. Un processus que les turbulences actuelles devraient accélérer.