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Perspective Sud
Une démocratie fragilisée sous l’emprise du populisme
22.03.2024, Coopération internationale
La Bolivie traverse une grave crise politique et sa situation économique est morose. Et pourtant, l'urbanisation croissante offre également des opportunités dans la lutte durable contre la pauvreté. Martín Del Castillo
Dans toute l'Amérique latine, les Bukele et les Milei, les Ortega et les Morales balancent entre l'un et l'autre bord avec leurs discours radicaux et leurs revendications populistes. Mais le pendule n'oscille plus entre les extrêmes idéologiques, entre la nationalisation des entreprises privées et le libéralisme radical. Il semble que ce mouvement de va-et-vient serve désormais les intérêts géopolitiques de quelques alliés stratégiques : les États-Unis, la Chine, la Russie, l'Union européenne. Ces alliés soutiennent les intérêts particuliers et la concentration du pouvoir des « leaders messianiques » en instrumentalisant leurs discours politiques à leurs propres fins.
Cette dynamique des deux dernières décennies a plusieurs dénominateurs communs : des États fragiles, des systèmes présidentiels, une concentration du pouvoir entre les mains de quelques personnes, des systèmes judiciaires cooptés et corrompus, une faible légitimité du système des partis et des parlements nationaux et une dépendance économique vis-à-vis de l'étranger. La Bolivie ne fait pas exception et va bientôt fêter 20 ans de populisme (dont 17 ans dominés par la gauche et deux par la droite), avec toutes les caractéristiques mentionnées et quelques autres spécifiques au pays.
Comme dans la plupart des pays de la région, les partis politiques souffrent d’un manque de légitimité. L'élite politique cherche d'autres canaux, comme les églises, les organisations de la société civile ou les syndicats représentant les cultivatrices et cultivateurs de coca (le principal mouvement social en Bolivie, dont est issue la base politique d'Evo Morales). Ces acteurs sont mobilisés en fonction d’intérêts clientélistes. Les Boliviennes et les Boliviens 'organisent, râlent, protestent, mais ne font pas de propositions constructives.
La Bolivie est par ailleurs dotée d'un système judiciaire défaillant, largement corrompu et illégitime. D'autres institutions publiques se caractérisent par des capacités limitées, un roulement élevé du personnel et une bureaucratie extrême et affichent des bilans administratifs discutables. À la fin du dernier millénaire, 25% des fonds destinés aux investissements publics étaient entre les mains du gouvernement national et 75% entre celles des gouvernements locaux ; la proportion de ces fonds confiés aux gouvernements locaux a été réduite à 20% à ce jour. La centralisation des décisions et des budgets publics révèle clairement la vulnérabilité institutionnelle de la Bolivie.
Depuis la présidence d'Evo Morales (de 2005 à 2019), la Bolivie a considérablement réduit son taux de pauvreté : l'extrême pauvreté est passée de 38% à moins de 15%, la pauvreté modérée de 60% à 39%. Le niveau macroéconomique est resté relativement stable : l'inflation est en dessous du niveau à deux chiffres et la croissance économique s'élève en moyenne à près de 4%.
Le bol d’air fourni par la coopération suisse au développement
Les respirateurs étaient rares pendant la pandémie ; les pays pauvres n'avaient pas accès à ces appareils indispensables à la survie. En Bolivie, par exemple, le personnel médical devait pratiquer des insufflations à la main. Pour remédier à cette situation, une université bolivienne a développé un respirateur automatique peu coûteux et rapide à assembler, qui a été vendu à prix coûtant à des communautés isolées et à l'étranger. Cette initiative n'a été possible que grâce au soutien de la coopération suisse au développement, qui a financé le travail et noué des relations entre les différents acteurs. Dans le contexte de la fermeture du bureau de la DDC en Bolivie et du retrait en cours de la coopération bilatérale avec l'Amérique latine et les Caraïbes en 2024, le journaliste indépendant Malte Seiwerth écrira pour Alliance Sud un reportage que vous lirez dès avril sur notre site Internet.
Bolivie, l’économie la plus stable de la région ?
Malgré ces chiffres prometteurs, la situation économique actuelle de la Bolivie est loin d’être encourageante : la part de la population exerçant une activité informelle avoisine 80%. Ces gens n'ont pas accès aux systèmes de sécurité sociale, ne reçoivent pas d'allocations pour travailleurs et ne sont pas imposés. À cela s'ajoute le fait que les réserves prouvées de gaz — la principale source de revenus et d'exportation du pays — ont fortement diminué, que le secteur public est en pleine expansion et qu’il est impossible pour le budget l'État de continuer à subventionner les carburants.
Cela a entraîné des années de déficits budgétaires et une diminution des réserves de change dès 2014. La dette publique, tant extérieure qu’intérieure, a augmenté de manière exponentielle. Aujourd'hui, les Boliviennes et les Boliviens, en particulier ceux qui travaillent dans l'importation, souffrent d'un sévère manque de devises. D’où l’émergence d’un marché noir et l’apparition d’une forte pression à la dévaluation et à l’inflation.
La croissance accélérée des villes est un autre aspect à prendre en compte. Une partie considérable de la population urbaine vit en conditions précaires dans les métropoles et les villes ou migre vers les zones agricoles pendant les périodes de plantation et de récolte. Ce phénomène entraîne une extension des frontières agricoles du pays et met sous pression la fourniture de services de base dans les zones urbaines et périurbaines.
Le gouvernement national mène une politique environnementale ambiguë dans ce contexte. Sous prétexte de favoriser le peuplement de vastes zones inhabitées, il facilite la migration dans les basses terres. Ce faisant, il encourage l'extension des frontières agricoles et l'augmentation de la production de feuilles de coca, le plus souvent à des fins illégales. Parallèlement, le gouvernement a recours à la culture sur brûlis afin de mettre davantage de terres à disposition des cultivateurs, ce qui nuit à la faune et à la flore. La déforestation et les incendies de forêt sont omniprésents en Amazonie et dans la forêt sèche du Chiquitano. De plus, les engagements nationaux en matière de protection du climat sont loin d'être respectés.
La crise politique comme opportunité
De son côté, le parti au pouvoir (Movimiento al Socialismo, MAS) souffre d'un processus de délitement. L'actuel président Luis Arce — ancien ministre de l'économie d'Evo Morales — a réussi à rallier à sa cause une grande partie des organisations proches du parti. Quant à Evo Morales, il contrôle les principales personnalités pro-gouvernementales au Parlement. Il est l'actuel président du parti et le principal leader des cultivatrices et cultivateurs de coca. Cette lutte pour le pouvoir a provoqué des fractures dans toutes les institutions de l'État et a ralenti l'administration publique. Cette évolution devrait se poursuivre jusqu'aux élections de 2025.
Dans ce contexte tendu, les opportunités sont rares. Il en existe pourtant et elles doivent être saisies. La concentration urbaine est un moteur pour l'innovation et l'entrepreneuriat. Le rôle du secteur privé et de la science peut être renforcé pour des solutions de développement inclusives ainsi que participatives. La pyramide des âges favorable, avec sa main-d'œuvre potentielle abondante, est considérable et se concentre dans les villes moyennes et les agglomérations à croissance rapide. La diversité écologique, les grandes forêts et les montagnes offrent des opportunités intéressantes.
Pour saisir ces dernières, il faut redoubler d’effort dans la gestion des ressources naturelles, le développement économique inclusif, le développement urbain durable ou encore la gestion des eaux usées et des déchets. La coopération internationale doit apporter son soutien et son accompagnement technique sur ces sujets. Enfin, les citoyennes et les citoyens sont responsables d'exiger la mise en œuvre des décisions et des mesures. Une telle démarche peut contribuer à ce que la population qui a échappé à la pauvreté n’y sombre pas à nouveau.
Martín del Castillo est économiste et politologue. Il a également décroché un master en développement de l’Université de Genève. Il travaille pour Helvetas depuis 2007.